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L'enfance de Stéphane

Hugues, Jacques et Stéphane habitent tous trois un petit village bordé d'une rivière - le Lison - dont Rimbaud aurait pu s’inspirer pour le Dormeur du Val. On y pêche les truites. Certains les vendent à « L'hostellerie », restaurant connu du coin, étoilé au Michelin.
La petite route du Val Courbe, à la sortie du village, longe le Lison sur une dizaine de kilomètres. Pittoresque, elle est fréquentée par un grand nombre de cyclistes dijonnais. D’abord elle traverse de vastes prairies où la rivière fait des méandres. Puis les vallons se resserrent.
Stéphane, jeune et beau, torse-nu, un bandeau noué dans des cheveux longs, aime la pêche et rêve d’être pilote de rallye. Il se réjouit à l’avance de battre Hugues, son voisin, sur un petit tracé improvisé sur cette route du Val Courbe.
Ce dernier, costaud et bien portant, aurait bien aimé être cycliste professionnel. Un jour où le tour de France est passé, les meilleurs ont fait le même chrono que lui sur la montée du Val Courbe, mais après une centaine de kilomètres d’efforts. Il vient de créer une entreprise d’équipements automobiles qui porte son nom de famille : Comas. Depuis que Stéphane lui a fait comme blague « Avec les casques Comas, tombez dans le comas à chaque choc », il pense à changer de nom.
Quant à Jacques, il est gendarme depuis peu, gourmand, bien portant, et compte déjà, à vingt-deux ans, sept accidents, mobylette, voiture, moto, tout le monde lui interdit de monter sur un engin à moteur - quel qu'il soit. Bien sûr il n’écoute pas les conseils : il adore la vitesse et veut devenir commissaire de piste. Il sera donc responsable du bon déroulement de la course. Hugues a dégoté une Alpine. Stéphane va partir sur la vieille 104 de son père.
Au niveau du Ru-Blanc, une petite source, il faudra faire attention. Des enfants peuvent traverser. Et il y a souvent des voitures garées sur les bas-côtés. Après, dans les sous-bois, le faux-plat se raidit.
― Compris Jacques ?
― Ouais ouais, fait ce dernier, en uniforme de gendarme, de sa voix grave.
Il s’apprête à partir. Stéphane le retient par l’épaule alors qu’il enfourche sa mobylette.
― Récapitulons : qu’est ce que tu fais ?
― Je monte au plan d’Ahuy.
― Ouais ...
― Quand j’y suis je vous préviens.
Jacques agite le talkie-walkie.
― Ouais ...
― S’il y a une voiture je dis « voiture ».
― Ouais ... Et si on est déjà parti ?
― Je l’arrête, je demande les papiers, je dis que la route est bloquée ... Je me débrouille quoi.
― Ok. Et le chrono ? Montre-moi comment tu le déclenches.
Jacques le sort de sa poche, appuie sur le bouton - le temps défile - le remet à zéro. Les yeux de Stéphane brillent de plaisir. Jacques, très impatient comme chaque fois qu’il s’agit de faire une connerie, a les sourcils en ‘V’. De plus il a encore en bouche le goût de l'apéro – un blanc cassis.
― Allez !
Stéphane tape sur l'épaule de son ami. D'une main Jacques range le chrono dans sa poche ; de l'autre il tourne l’accélérateur de sa mobylette. Poignet potelé, gourmette, il lève le genou comme un éléphant, pose le pied sur le démarreur, se déhanche, fronce les sourcils, inspire par les narines. VLAN ! Il déplie la jambe de tout son poids. Le moteur s’ébroue. Jacques roule sur un coquelicot, et part plein-pot dans un faux-plat montant. Il laisse pendre son pied un certain temps – on voit sa chaussette blanche. Le son du deux-temps emplit la vallée. Il s’attenue après un virage. De plus en plus sourdement. Bientôt c'est de nouveau calme.
Stéphane aime croire qu’il a des yeux d’aigle, car il a une excellente vue. À travers ses lunettes de soleil il observe les grands chênes verts qui bordent la route, et leurs troncs noirs, dangereux. Les feuillages pourtant donnent de la fraîcheur et une impression de protection. Ils forment une voûte d’un vert lumineux qui filtre la lumière du soleil. La mousse verte sur les troncs dégage une odeur humide, agréable en plein été.
Hugues, aux côtés de Stéphane, observe un cheval. Dans une prairie peuplée de marguerites, de boutons d’or et de pissenlits. Le cheval se met à l’ombre d’un petit abri en bois. Le ruisseau coule paisiblement ; un autre cheval s’y rafraîchit, c’est un vallon qui monte en pente douce.
À quelques kilomètres de là, c’est Prenois, petit village connu pour son circuit de Formule 1. Il est courant de voir des pilotes au village, lors des grands-prix. Dans la vallée l'on entend le bourdonnement lointain des moteurs.
― Tu feras attention, avertit Stéphane en regardant le soleil. Dans les sous-bois ça risque d’éblouir. Hugues ne répond pas. Stéphane, intrigué par cette indifférence, demande à quoi il pense.
― Je pensais renommer ma boîte. Qu’est ce que tu penses de « Box 21 » ?
(Twenty-one, prononce Hugues avec un bon accent américain). Hugues est attiré par les Etats-Unis. Il porte d’ailleurs une épaisse chemise texane. Leur libéralisme, leur manière de vivre et surtout le fait de pouvoir réussir en partant de rien. « Là-bas, tout est possible », songe-t-il souvent.
― Twenty-one, comme la Bourgogne ?
Stéphane s’avise de son accent désastreux. Sa mère a pourtant régulièrement entretenue des liens avec James, un correspondant anglais issu de la noblesse selon ses dires de toujours.
― Exactement.
― Je ne sais pas, répond Stéphane machinalement, et sa joie augmente en se rappelant pourquoi il a fait venir Hugues : ce dernier, au fond, a une personnalité qui l’agace - bien qu’il admire son franc-parler et sa volonté de réussir.
Sorti de chez les jésuites et dégoûté par l’Ecole Hugues a développé un fort tempérament : à vingt ans personne ne lui marche sur les pieds. Et il aime avoir raison, sur les questions de commerce, de politique ... De manière générale, sur tous les sujets. Ce trait de caractère déplaît à Stéphane : il le partage également. Cela est source de conflits. Par ailleurs il a l’impression qu’Hugues se croit supérieur : il dit souvent qu’il deviendra riche. Il emploie les mots « business », « affaires » en outre il habite sur le même versant du village. Sa maison se trouve en hauteur et son jardin semble descendre directement sur celui des Rousseau – nom de famille de Stéphane. Cela renforce cette impression de supériorité. Enfin, en présence d’Hugues Stéphane déteste parler anglais, tandis qu’avec James il a toujours adoré cultiver son horrible accent.
Il pose le talkie-walkie sur le goudron, se penche sur la roue arrière de la 104, afin d’estimer l’usure des pneus. Il inspecte la sculpture, arrache un cil en caoutchouc. Hugues aperçoit au loin des cyclistes.
― Tu les connais ? s’informe Stéphane lorsqu’il distingue nettement leurs visage.
― Non, répond Hugues d’un signe de tête.
Stéphane bombe le torse, tend un bras. Les cyclistes mettent pied à terre.
― Un arbre s’est abattu en plein milieu de la route … il est en train de flamber. Un copain est parti prévenir les pompiers…. Je vous conseille de passer par Saint-Seine.
― Où ça ? demande l’un des cyclistes, qui n’aperçoit pas de fumée.
― Plus loin, plus loin, ça flambe – Stéphane fait de grands gestes - oh ça flambe bien, hein Hugues ?
Les cyclistes, perplexes, rebroussent chemin. Hugues et Stéphane rient et se tapent dans les mains.
― L’avocat ! fait Hugues, car il sait qu’après pilote de rallye Stéphane veut devenir avocat.
Le talkie-walkie grésille.
« C’est bon, c’est bon. Vous me recevez ? » répète Jacques, arrivé depuis un certain temps en haut de la côte, au plan d’Ahuy.
Hugues ramasse le talkie-walkie, appuie sur le bouton, répond.
« Ok, bien reçu, on attend le signal ».
Coup de stress : Stéphane monte dans la 104 poils hérissés, démarre, enclenche la première. Jacques donne le signal :
« Trois … Deux … Un … »
Pas le temps de s’attacher ; Stéphane lance le moteur, repousse une mèche de ses longs cheveux noirs (mode Beatles) qui lui tombent devant les yeux.
« Go ! »
Il part en faisant couiner l'embrayage, crisser les pneus, tourne la manivelle de la vitre, pousse la première.
Il sait freiner tard et garder de la vitesse. Aussi détient-il le meilleur chrono du parcours. Il connaît la route par cœur et ses pièges (virages, manque de visibilité, gravillons, dévers, bas-côtés etc) comme toutes les routes de Bourgogne dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde.
Le Ru-Blanc passe à fond. Aucune voiture sur les bas-côtés ; puis les troncs défilent dans le sous-bois, les flashs de lumières zèbrent son visage, le soleil frappe le pare-brise. La route zigzague avant une épingle, à quelques centaines de mètres. Le soleil passe derrière un tronc ; les bois sont soudainement sombres. Il jette ses lunettes de soleil sur le siège passager. Une roue dans l’herbe. Il braque, sans freiner pour ne pas glisser. La voiture manque de partir. Savant contre-braquage, un tronc grossit ; il aurait déjà dû freiner. Une goutte de sueur perle sur son sourcil. Dos trempé. Il enfonce le frein en serrant les dents. Yeux écarquillés. Blocage de pneu. Voilà l’épingle. « J’espère que Jacques n’a pas laissé passer de voitures en contre-sens, songe-t-il, ou je suis mort ». Frein-à-main ; la voiture s’oriente en direction de la sortie, s’écarte à la limite du bas-côté. Il a déjà ré-appuyé sur l’accélérateur. Le cœur lui cogne la poitrine. L'adrénaline le grise. Il a la certitude de ne jamais avoir mieux enclenché cette épingle…

― Deux minutes trente quatre !
Jacques lève les bras. Il a ôté tous les boutons de sa chemise de gendarme, son maillot de corps mal mis dans le pantalon laisse entrevoir son ventre. L'embrayage de la 104 couine, comme à chaque passage depuis qu'elle a passé le cap des 60.000 km. Stéphane la gare sur le coté.
Ça sent l’été. Les blés viennent d’être fauchés sur le plan d’Ahuy, au sommet de la côte. Le soleil donne aux champs une couleur d’or. Après l’obscurité des sous-bois, l’étendue et la luminosité du plateau semblent une résurrection.
― 110 dans la grande courbe. J’ai tenu le 110. Et l’épingle !
Stéphane pose les mains sur les pneus, encore tièdes : ils sentent le caoutchouc brûlé. Jacques annonce :
― Une camionnette a voulu passer. Je lui ai dit « Un arbre s'est effondré en travers de la route. »
― T'es génial Jacques.
Jacques rit, de son rire grave qui fait trembler la terre de Bourgogne. Puis il appuie sur son talkie-walkie.
« Hugues, tu me reçois ? krrtch krrch. Prêt ? Krrtch. Trois… Deux … Un … Go ! ».
Il déclenche son chrono.
Le beau bruit de l’alpine monte jusqu’à leurs oreilles. Stéphane écoute la manière dont Hugues passe les vitesses. Il imagine l'odeur de l'essence dans cette fabuleuse auto où à chaque trou sur la route, la tête se cogne sur le toit tellement on y est à l'étroit. Près du sol, ça va vite, très vite, l'autoradio on l’entend de moins en moins au fur et à mesure que le compte tours grimpe, la montée en puissance du moteur remplit l'habitacle. Le sifflement de la courroie, la poulie et l'aspiration de l'admission d'air juste derrière les oreilles ... Un régal !
Le capot bleu et les phares jaunes apparaissent après un virage. Hugues ralentit avant la ligne d’arrivée. Il s’arrête à la hauteur de Jacques.
― Deux minutes quarante trois.
Hugues ne se sent pas l’âme d’un pilote, le chronomètre le laisse indifférent. Cela agace Stéphane qu’il ne soit pas allé jusqu’au bout.
― Je t’ai mis dix secondes. Pourquoi as-tu freiné avant la ligne ?
― Je ne veux pas être un pilote. Mais si toi tu veux être un pilote, inscris-toi à une course.
― Avec ça ? Stéphane désigne la 104. Tu parles ... D’ailleurs papa ne voudra jamais …

Son père, c’est vrai, n'a jamais pris cette envie au sérieux. L’image qu’il avait des pilotes était celle de la génération Fangio - des têtes brûlées peu fréquentables. En dehors de petits défis entre amis Stéphane ne fit donc jamais la moindre compétition.
C’était pourtant l’époque où les sponsors investissaient. Des garagistes refusaient des contrats de pilote d’usine pour Matra ou Ligier, ils disaient : « c'est pas mon métier ». Ça sentait l’huile de ricin ; le Mumm moussait sur les podiums ; les primes de course permettaient de vivre en gagnant. C’était l’époque des F1 à six roues et des moteurs atmosphériques. Le Turbo.

Depuis ce temps béni Stéphane a fumé le cigare, jauni les murs de son bureau, et ses poumons se sont remplis de nicotine. Parce qu'il voulait ressembler à Clint Eastwood avec son imper et son revolver. C’est sa jeunesse. Les westerns, le rock et les cheveux longs.
Il perd ses parents en 1989, un accident de voiture ; hérite de la propriété de Bourgogne.
À vingt-cinq ans Stéphane est avocat, et habite donc le joli village de son enfance. Bien qu'il n’aille jamais aux cocktails, contrairement aux autres avocats, il se fait en quelques années une honorable clientèle. Il se marie à Claire, une dijonnaise, dont il a un enfant. Il jouit d'une vie de famille agréable, aime sa femme, l’écoute. Vêtements, psychologie, décoration, lui n’y connaît rien il bricole et travaille.
Son fils, Julien, a cinq ans à la mort de son grand-père. Il garde de lui le souvenir de quelqu'un d’honnête, se parfumant à l'eau de Cologne, et critiquant les automobilistes aux stops. Lorsque venait son tour il accélérait franchement entre deux voitures, en se justifiant « sinon on passera jamais ».
À la mort de son père Stéphane aménage son cabinet d’avocat dans une aile de la maison ; les clients se garent sous un tilleul en plein milieu du jardin qui se trouve, comme nous l'avons dit, en contrebas de celui d’Hugues, au pied d’un vallon.
De l'autre côté de la nationale menant à Dijon, la rivière coule au milieu du champ du « Sélo » - un paysan du Val. Jacques, Stéphane et Hugues ont un nombre incroyable d'histoires à raconter à son sujet. Le champ du Sélo et son taureau ! Au 1er mai la tradition était de ramasser des objets dans les granges : échelles, faux, serpes, et les déposer sous les fenêtres des filles à marier. Sa ferme prenait à ces occasions des allures de décharge. Il n'en tenait pas rancune - il faisait volontiers monter les enfants sur le tracteur à la moisson du blé. Il ne maria toutefois ses filles à aucun des trois personnages.

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